Actualité du dopage

«Oui, j'ai accepté de piéger le docteur Mabuse»


02/07/2017 - liberation.fr - Pierre Carrey

L'ex-coureur Pierre-Henri Lecuisinier se confie pour la première fois sur son rôle dans l'enquête de «Cash Investigation» concernant les pratiques de l'homéopathe Bernard Sainz, soupçonné d'aider des sportifs à se doper. Filmer les conseils du «médecin» en caméra caché aura brisé sa carrière.

En cyclisme, le dopage généralisé a disparu mais pas la loi du silence. Pierre-Henri Lecuisinier l'a appris à ses dépens : une carrière professionnelle brisée à 24 ans, l'âge où certains débutent dans le métier. Champion d'Europe et champion du monde dans la catégorie junior, ce talent a quitté fin 2016 l'équipe de la Française des jeux (FDJ), six mois après avoir participé à une enquête de l'émission de France 2 Cash Investigation sur Bernard Sainz, alias «docteur Mabuse», un homéopathe de 73 ans maintes fois soupçonné par la justice mais pour l'instant jamais condamné dans une affaire de dopage.

Pour la première fois, «PHL» s'est confié sur son rôle de «lanceur d'alerte», lors d'une rencontre avec Libération à Clermont-Ferrand : «Oui, j'ai accepté de porter une caméra cachée pour piéger Mabuse.» Les images qu'il a recueillies en compagnie d'un autre cycliste sont accablantes : Sainz donne un protocole d'utilisation de corticoïdes et d'EPO, entre autres conseils d'hygiène de vie naturelle. Un document décisif pour mieux comprendre le parcours de ce guérisseur en activité depuis les années 70 dans les milieux cyclistes et hippiques.

«Balance»

Le 28 juin 2016, au lendemain de la diffusion du reportage, Sainz accuse Lecuisinier d'être l'un des deux cyclistes munis d'une caméra cachée, avec Peter Pouly, vététiste de 40 ans. Le docteur Mabuse, qui conteste tout dopage, donne ainsi sa version des faits : «Comme ce sportif présente un manifeste souci de santé et une constante méforme depuis deux ans, il m'est apparu urgent qu'il cesse de consommer [des corticoïdes]. Je lui recommande donc, en ma qualité d'homéopathe, une méthodologie de sevrage, comme je le fais avec tout malade faisant usage de corticoïdes, pour y substituer d'autres thérapies naturelles.» Mabuse renverse l'accusation : il laisse entendre que Lecuisinier s'est dopé en plus d'être une «balance».

Marc Madiot, longtemps proche du docteur Mabuse dans les années 80 et employeur de Lecuisinier en tant que manageur de la FDJ, téléphone alors à ce dernier pour savoir s'il a effectivement participé à l'enquête journalistique. «PHL» dément.

A cet instant, la confiance était déjà rompue entre le coureur et son équipe. Lecuisinier situe le point de rupture au printemps 2014, lorsque des coéquipiers le tancent pour un prétendu excès de poids. «Je faisais 71 kg pour 1,76 m, ce qui est normal puisque je faisais partie du groupe des classiques et non pas des épreuves de montagne, dit-il. Mais ces moqueries ont fini par me casser. J'ai décidé de me "sécher la gueule". Sans dopage. Juste en mangeant très très peu.» Il descend à 60 kg mais, comme souvent en pareil cas, son taux de testostérone s'effondre, entre autres problèmes de santé. Par ailleurs, l'entraîneur référent que lui a désigné son équipe, Jacques Decrion, cesse de le suivre en cours d'année, manifestement très occupé à préparer le transfert de Nacer Bouhanni vers Cofidis.

«Je me suis retrouvé seul et l'équipe ne s'en est jamais aperçue», dit-il. Comme d'autres coureurs en perdition avant lui, il décide de contacter le docteur Mabuse, réputé pour relancer des carrières, par divers moyens. Lecuisinier a droit à deux rendez-vous et des gouttes, qu'il fera analyser par la suite, à base de caféine, un produit légal. Il a néanmoins versé 3 000 euros au thérapeute. «Je ne suis jamais allé assez loin dans notre relation, précise PHL. Pas au point où il m'aurait proposé de me doper.» Ses résultats ne progressent pas et sa santé ne s'améliore pas durablement. Le coureur parle d'un «burn-out».

C'est finalement Antoine Vayer, ancien entraîneur de Festina, ex-chroniqueur pour Libé et contributeur au Monde, qui tend la main à Lecuisinier, lui redonne le moral et s'occupe de son entraînement. PHL cesse de fréquenter Mabuse. Il va mieux. Mais son équipe comprend qu'il bénéficie d'une intervention extérieure, ce qui est interdit. Lecuisinier reçoit un blâme au mois d'avril 2016 pour sa collaboration avec Vayer. Il prend alors la décision de quitter l'équipe en fin de saison et de poursuivre sa carrière ailleurs.

Entre-temps, son nouveau mentor lui propose de participer à Cash Investigation : Sainz ne se méfiera pas d'un ex-client. Lecuisinier hésite puis accepte de solliciter deux rendez-vous au guérisseur, équipé d'une caméra cachée. La première, dans une brasserie parisienne, manque de tourner au désastre lorsque Mabuse le saisit par le ventre pour estimer son taux de masse grasse. La main frôle la caméra. Mais le praticien ne se rend compte de rien et poursuit ses explications, assez vagues dans un premier temps. Lors de la deuxième entrevue, il remet à PHL des fiches codées et lui explique que les noms de médicaments anodins correspondent à des substances dopantes. «J'étais étonné que cet homme si discret se fasse aussi facilement avoir, raconte Lecuisinier. Moi, je n'ai jamais eu peur. Je voulais simplement aider à ce que le système Mabuse s'arrête.» Bernard Sainz nous a répondu qu'il n'avait «aucun commentaire à émettre sur la personne» de Lecuisinier.

La diffusion de l'enquête à la télé, cinq jours avant le départ du Tour 2016, lève un coin de voile sur des pratiques en partie révolues. Mais Sainz dispose de nombreux soutiens dans plusieurs équipes, parmi les coureurs ou les encadrants. Certains bloquent PHL sur les réseaux sociaux. La plupart évitent de lui parler, même si l'un d'eux le félicite «d'avoir eu les couilles» de piéger le faux médecin. Le coureur n'aura plus aucun contact de la part de ses coéquipiers. La FDJ rechigne à lui faire une nouvelle proposition de contrat. Pour quelles raisons ? Participation à l'enquête de Cash ? Panne de résultats ? Inquiétudes suscitées par les possibles séquelles de sa chute au Tour de Suisse, mi-juin, où il s'est fracturé des vertèbres ?

«Plus rien à dire»

Contacté par Libé, le manageur de l'équipe FDJ, Marc Madiot, se retranche derrière un texto qu'il a envoyé à Lecuisinier le 12 juillet 2016 : «Bonsoir PH. Je viens amicalement prendre de tes nouvelles. J'espère que tu vas mieux. N'hésitez pas (sic) à me téléphoner si tu veux. Amitiés. Marc.» Madiot nous explique : «J'attends toujours une réponse de PH. Impossible de le rencontrer, donc impossible de reconduire un contrat.» Lecuisinier confirme qu'il n'a pas répondu : «Je n'avais plus rien à lui dire et, dans tous les cas, je n'avais pas l'intention de rester dans cette équipe.» Quant à la FDJ, qui parraine l'équipe cycliste depuis sa création en 1997, elle indique à Libération : «Le sponsor n'est pas partie prenante des décisions sportives.» La loterie nationale affirme par ailleurs n'avoir eu «aucune information sur [Cash Investigation] en amont ou après sa diffusion, y compris concernant l'identité des coureurs présents dans le reportage».

Lecuisinier tente de relancer sa carrière en rencontrant le 5 septembre Emmanuel Hubert, patron de l'équipe Fortuneo, classée en deuxième division mondiale. Le coureur raconte : «Fortuneo était intéressée pour me recruter avant que je chute et avant que j'apparaisse comme quelqu'un qui dérange. Mais j'ai senti que je n'étais plus le bienvenu.»Hubert se souvient de cette entrevue : «Pierre-Henri est un coureur très intelligent mais je me suis interrogé sur sa motivation à continuer le vélo pro, je l'ai même senti un peu aigri.»

Pas intéressé pour négocier avec les autres formations françaises, Lecuisinier prend contact avec une écurie belge, qui lui propose 800 euros par mois, loin des 3 000 qu'il percevait jusqu'alors. Il préfère alors «redescendre» dans un club amateur, le Team Pro Immo Nicolas Roux, basé dans sa région de Clermont, en espérant retourner chez les pros en 2018. Il décide cependant de mettre un terme à sa carrière cycliste le 5 avril. Il se consacre désormais au trail et au triathlon, anonyme dans la foule des concurrents, tout en préparant un brevet pour devenir éducateur sportif, «mais pas dans le vélo». Il regarde toujours les courses à la télé, croit qu'on peut «réussir en étant propre», cite son ex-leader Thibaut Pinot et son ami breton Warren Barguil en modèles d'intégrité. Voix apaisée, il affirme ne pas en vouloir au staff de la FDJ, mais plutôt «aux trois ou quatre coureurs qui [l']ont fait craquer» au printemps 2014. «Mais c'est aussi de ma faute, j'aurais dû être plus costaud.»

PHL aimerait que le docteur Mabuse soit traduit en justice, pour clore l'investigation à laquelle il a contribué. «S'il n'y a pas de procès, tout ceci n'aura servi à rien...» Selon nos informations, plusieurs coureurs ont été entendus par les gendarmes de l'Office central de lutte contre les atteintes à l'environnement et à la santé publique (Oclaesp), preuve que la justice s'intéresse à l'affaire. Contrairement à l'ex-champion du monde junior, le docteur Mabuse n'a pas quitté les pelotons et continue de sillonner les courses en tant que spectateur. En attendant, Sainz comparaîtra mardi dans une autre affaire de dopage devant le tribunal de Caen, pour des faits antérieurs à 2011.


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Cette page a été mise en ligne le 03/07/2017