Dossier dopage

Les cétones, vaste chimère ou faste chimie ?


17/07/2017 - liberation.fr - Pierre Carrey

Autorisée outre-Atlantique au contraire de l'Europe, la boisson aux effets dopants incertains hydrate les rumeurs et jette le flou sur les pratiques réellement en cours dans le peloton.

Nouveau produit dopant ? Placebo ? Manipulation de la concurrence ? Le peloton du Tour de France (...) bruisse d'une substance chimique qui pourrait améliorer la performance et qui serait utilisée par plusieurs équipes : les cétones. Ces composés organiques, sécrétés naturellement par le corps humain, permettraient à un athlète de réguler son poids tout en maintenant ses capacités physiques. Des boissons destinées aux athlètes sont déjà commercialisées aux Etats-Unis, mais pas encore autorisées en Europe. La curiosité des cyclistes pour les cétones a été relancée en avril, quand le coureur néo-zélandais Greg Henderson, est apparu dans une vidéo YouTube où il admettait avoir testé ce produit. «Ce n'est pas un gain marginal, c'est un gros gain», estimait-il, affirmant avoir gagné 12 % de puissance sur certains entraînements. Un bénéfice supérieur à ce que peut procurer l'EPO... Le problème, c'est que ce témoignage est sujet à caution, la vidéo ayant été produite par KetoneAid, une marque qui distribue des boissons aux cétones. Cette entreprise propose «aux coureurs du Tour de France» d'essayer sa boisson «gratuitement, tant que ce n'est pas fait en secret». A travers ses propos, Henderson pourrait ainsi servir les intérêts d'un marché très lucratif (2 000 à 3 000 euros le litre), même si le Néo-Zélandais a déjà pris position contre le dopage par le passé. Il admet qu'il manque des études cliniques fiables pour évaluer l'efficacité réelle des boissons aux cétones.

Confusion

Pour l'heure, les fabricants contrôlent les informations. «Les cétones sont le quatrième macronutriment [avec les glucides, lipides et protides, ndlr], soutient Frank Llosa, cofondateur de KetoneAid, interrogé par Libération. Le fonctionnement du cerveau repose sur deux groupes, les glucides et les cétones

En réalité, les corps cétoniques (les D-beta-hydroxybutyrates) se forment lorsque le foie brûle ses réserves de glucose. Consommés en tant que compléments alimentaires, ils entrent dans le cadre des régimes «low carb», c'est-à-dire pauvres en glucides.

Les marques font elles-mêmes courir des légendes sur les forums et sites semi-commerciaux : la nutrition à base de cétones aurait été développée par l'armée américaine. Ou bien : il y aurait «trois équipes actuellement sur le Tour de France qui utilisent des cétones». Variante : «Trois entraîneurs d'équipes du Tour nous ont demandé des boissons afin de les essayer.» C'est ce que prétend Frank Llosa, l'homme d'affaires, qui ajoute : «Mais ça ne concerne pas le Team Sky

La formation britannique (...) est régulièrement citée comme une pionnière des cétones depuis 2015, suivant une coïncidence étrange : elle annonçait mettre au point ses propres boissons énergétiques pour ses coureurs et, dans le même temps, des chercheurs d'Oxford révélaient qu'ils travaillaient sur des boissons aux cétones, qui intéressaient «sept à huit équipes» cyclistes. Le Pr Kieran Clarke jurait ne pas avoir donné suite aux demandes, les produits étant encore au stade expérimental. Le Team Sky (...), qui adore semer la confusion sur ses secrets techniques, a d'abord refusé de commenter l'information. Puis a nié l'usage des cétones.

Tout comme Romain Bardet (...), mentionné sur des blogs ou forums depuis qu'une marque de boissons cétoniques insinuait qu'il y avait recours. L'actuel troisième du Tour de France dément catégoriquement auprès de Libération : «Je n'ai jamais pris de cétones, je considère d'ailleurs ces produits comme plus que borderline à partir du moment où on dit qu'ils pourraient améliorer la performance. Je n'utilise aucune aide artificielle à ma progression.»

Maigreur et puissance

Invraisemblables «dopants» que les suppléments aux cétones. On ne sait pas s'ils sont réellement efficaces ni qui pourrait les employer. Et ce n'est pas l'Agence mondiale antidopage qui fera avancer le débat, auquel elle est confrontée régulièrement depuis 2011, puisqu'elle refuse d'interdire ou de placer ce produit sous surveillance, affirmant qu'aucune étude n'a conclu à son caractère dopant. Etudes que l'AMA est censée mener en pareil cas...

A moins que les cétones ne soient qu'une vaste mystification ? Denis Riché, nutritionniste de Romain Bardet et de l'équipe concurrente FDJ rappelle que les régimes «low carb» sont «ponctuellement intéressants» en période d'entraînement, mais pas sur le long terme : «La privation chronique de glucides relève de la maltraitance. Elle entraîne des problèmes immunitaires, inflammatoires et affecte les fonctions cérébrales.» Le scientifique doute que des équipes boivent des cétones. Mais pense que certaines auraient tout intérêt à le faire croire. Hypothèse diabolique : «Ce pourrait être une façon de mettre les adversaires sur une fausse piste. On les incite à ne plus consommer de glucides et donc on les affame !» Autre option d'après Riché, l'écran de fumée : «La rumeur des cétones permet peut-être de masquer d'autres pratiques, s'inquiète-t-il. On se rappelle des marathoniens italiens qui ne mangeaient pas de glucides dans les années 90 mais qui compensaient en s'oxygénant [à l'aide d'EPO, ndlr]. Ou encore du laboratoire américain Balco qui prétextait une nutrition révolutionnaire mais qui en réalité dopait ses athlètes.» En effet, les corticoïdes ou des médicaments génétiques en phase d'expérimentation comme l'Aicar permettent de parvenir au résultat supposé des cétones : maigreur et puissance. Un entraîneur français, lui aussi sceptique sur ce nouveau produit, déclare en off : «Quand on parle des gains marginaux ou des vrai-faux dopants, ce n'est jamais dans cette direction qu'il faut chercher l'origine des performances suspectes.»


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Cette page a été mise en ligne le 18/07/2017