Actualité du dopage

Le mystère des cyclistes disparus


02/07/2015 - liberation.fr - Pierre Carrey

Dans les années 80, au moins sept pros sont morts dans des circonstances douteuses aux Pays-Bas, terre d'expérimentation de l'EPO. Un ancien coureur norvégien raconte à «Libération» la préparation «scientifique» de son équipe néerlandaise.

Annalisa Schmad est saisie de terreur cette nuit du 27 février 1990 quand elle se réveille à côté du corps sans vie de son mari, le cycliste professionnel Johannes Draaijer. Très vite, elle conçoit des soupçons : comment un athlète de haut niveau peut-il mourir subitement à 27 ans ? Les médecins concluent à un arrêt cardiaque. Mais, un mois plus tard, le Limburgs Dagblad révèle une troublante loi des séries : Draaijer est le septième coureur néerlandais à décéder brutalement depuis 1987. La presse internationale s'empare de l'affaire : le dopage était-il en cause, et particulièrement cette toute nouvelle molécule, l'érythropoïétine, bientôt connue sous ses initiales : EPO ? Vingt-cinq ans plus tard, alors que le Tour de France s'élance ce samedi des Pays-Bas, à Utrecht, ces morts demeurent une tache indélébile dans l'histoire du sport.

Cette affaire déchaîne encore les passions et divise les experts. Robin Parisotto, spécialiste australien de l'antidopage, accuse ainsi en 2004 : «L'EPO était connue pour épaissir le sang. Beaucoup de victimes avaient développé des caillots qui se sont désintégrés et ont migré vers le coeur ou le cerveau ; d'autres sont morts de simples arrêts du coeur, celui-ci ne parvenant plus à pomper du sang qui avait la consistance du pétrole.» D'après cette version admise chez plusieurs médecins ou historiens, les coureurs décédés, évoluant au niveau amateur, auraient servi de cobaye à des docteurs sans scrupule et l'auraient payé de leur vie. Mais pourquoi, dans ce cas, aucun coupable n'a-t-il été condamné ?

Pour tenter de comprendre ce drame, il faut collecter les indices et entendre les témoins de l'époque. Certains s'expriment sous couvert d'anonymat, d'autres refusent de parler. Quant aux familles, elles contestent que leurs proches disparus aient consommé de l'EPO. Rien à voir avec les «veuves du Calcio», qui ont poussé en 1998 à l'ouverture d'une enquête pour homicide involontaire, sur les joueurs de foot italiens. Il faut dire que l'histoire du dopage est beaucoup mieux documentée de l'autre côté des Alpes.

«TERRIFIÉ»

Aux Pays-Bas, rien n'est clair. Selon les journaux, au gré des amalgames, la liste de sept noms s'allonge à huit, dix, douze et même dix-sept. Elle remonte parfois à 1981, ce qui éloigne l'hypothèse d'un usage mortel d'EPO, puisque la molécule n'est isolée qu'en 1985 par le laboratoire Amgen, aux Etats-Unis. Quoi qu'il en soit, sous la pression des révélations, la fédération néerlandaise décide d'ouvrir une enquête sur sept cas : Cees Evers (1987), Reinier Valkenburg (1987), Ruud Brouwers (1988), Connie Meijer (1988), Arjan De Ridder (1989), Bert Oosterbosch (1989) et, donc, Johannes Draaijer (1990).

A la tête de cette investigation, Léon Schattenberg affirme aujourd'hui à Libération qu'il s'agissait de «morts naturelles». Pour parvenir à cette conclusion, celui qui dirigea aussi la commission médicale de l'Union cycliste internationale (UCI) ne pouvait pas s'appuyer sur une méthode de détection directe de l'EPO, lancée bien plus tard, en 2004. «Nous avons fait une enquête sociale», explique-t-il, notamment auprès de l'entourage des athlètes. Or, le dossier médical confirme la position des familles. Plusieurs cyclistes présentaient en effet un terrain à risque : une perte de poids trop rapide et des fatigues chroniques pour Oosterbosch, une inflammation du myocarde chez Meijer, une récente opération du coeur pour De Ridder, une maladie congénitale pour Draaijer... Un autre se serait en réalité suicidé. «C'est bizarre, mais c'est le hasard», conclut un coureur de l'époque. Fataliste, il est «persuadé à 100 % qu'il ne s'agit pas de dopage».

L'EPO était-elle seulement disponible à cette époque ? Plusieurs témoins en doutent. Ils situent son intrusion dans les pelotons en 1991 (par Maarten Ducrot, ex-coureur professionnel) voire en 1993 (par un ancien responsable de l'équipe Rabobank). «Je ne sais pas quand l'EPO est entrée dans le cyclisme», jure le Pr Schattenberg. Jusqu'au début des années 90, la pharmacie sportive comprenait plus fréquemment des corticoïdes ou de la testostérone. Ainsi que des amphétamines, dont les effets secondaires consistent parfois en des troubles cardiaques. Il semble pourtant que l'érythropoïétine a circulé dès 1987, pendant sa période d'essais cliniques. Avis nuancé de Douwe De Boer, un chercheur du Centre médical universitaire de Maastricht : «J'ai entendu parler de l'EPO recombinante pour la première fois en octobre 1987. C'était quelques mois avant les Jeux d'hiver à Calgary. Cette substance était présentée comme dangereuse. Mais je n'en ai plus entendu parler jusqu'à la fin des Jeux de Barcelone [1992].» Selon ce chimiste, «les sportifs se sont tournés vers l'EPO entre 1992 et 1994 parce que la méthode de détection des anabolisants avait progressé et rendait trop risquée pour eux la prise de ce produit.»

En juillet 1989, quelques semaines avant la mort de ses compatriotes Oosterbosch et Draaijer, Steven Rooks s'est dopé avec cette hormone pendant le Tour de France. Le leader de l'équipe PDM-Concorde est passé aux aveux dans un livre paru en 2009 (Het Laataste Geel, «le dernier jaune»). Etait-il exempt d'EPO l'année précédente, quand il se classe 2e de la course au maillot jaune ? L'un de ses coéquipiers, Dag Erik Pedersen, nous confie son intime conviction : «Je pense que les meilleurs coureurs du groupe prenaient de l'EPO dès 1988, en plus de la testostérone

Vingt-cinq ans après, le Norvégien parle avec émotion de ces coureurs disparus, surtout de son copain Johannes Draaijer. «Quand j'ai appris la nouvelle, j'ai été terrifié. Je repense à cette chanson américaine, le Jour où la musique est morte. Pour moi, le cyclisme est mort avec Draaijer.» Pedersen, qui assure ne s'être jamais dopé, a couru en 1988 et 1989 dans la très controversée PDM. «Dès mon arrivée, j'ai découvert une façon très scientifique de préparer les athlètes, raconte-t-il. Nous nous rendions plusieurs fois par an dans un laboratoire à Eindhoven pour des examens sanguins. Selon les résultats, nous pouvions améliorer notre entraînement. Mais la préparation médicale comprenait aussi des pilules, dont on ne nous disait jamais la composition. Par exemple, l'équipe avait trouvé le moyen de faire prendre tôt le matin de petites capsules de testostérone, dont les effets disparaissaient avant le contrôle antidopage. Il existait aussi une préparation spécifique pour ceux qui voulaient disputer le Tour de France. Là, il devait s'agir d'EPO

A la fin des années 80, chacun savait que PDM était à la pointe du développement du dopage. «Ils traitaient leurs coureurs comme des Formule 1 ou, disons, comme des objets», résume Maarten Ducrot, engagé dans une équipe concurrente. En 1988, Gert-Jan Theunisse, l'un des rouleurs de PDM, métamorphosé en meilleur grimpeur, fut ainsi contrôlé positif aux anabolisants - il vit aujourd'hui avec un pacemaker, après de multiples accidents cardiaques. En 1991, l'équipe se retire du Tour de France au matin de la neuvième étape, ses coureurs souffrant de violentes nausées. Elle incrimine d'abord un plat de poisson pas frais. La rumeur veut qu'un produit mal conservé leur a été injecté. Certains membres de l'équipe finissent par en donner le nom : de l'Intralipide, un reconstituant à base d'huile. Dag Erik Pedersen, qui ne faisait plus partie de cette équipe, met en cause l'EPO.

Depuis le milieu des années 80, PDM avait confié son programme d'expérimentations à Peter Janssen. Dans son livre (Bloedvorm, 2010), le médecin dément l'existence d'érythropoïétine à cette époque. Tout en reconnaissant : «Bien dosée, l'EPO est un médicament extrêmement sûr pour les patients, et les athlètes également. Si mon fils voulait courir un grand Tour, je voudrais le rejoindre avec un peu d'EPO afin de lui faire passer cette épreuve en bonne santé.» Janssen, qui sait à l'évidence maîtriser cette substance, conteste toutefois que les décès suspects aux Pays-Bas sont liés à des expérimentations. Sinon, se défend-il, beaucoup de cyclistes auraient péri vers la fin des années 90, au plus fort de la consommation d'EPO. Il est vrai que «seulement» six cas de mort brutale sont recensés entre 1994 et 2001. Certains rétorquent que les «doping doctors» ont amélioré leur posologie. Ils recommandaient par exemple à leurs coureurs de faire un peu d'exercice physique la nuit, pour éviter un accident cardiaque.

PAN D'HISTOIRE

Aujourd'hui, il est établi que les Pays-Bas ont constitué un important foyer dans l'expérimentation du dopage dès le milieu des années 80. Mais rien ne permet d'affirmer que les sept morts brutales constatées entre 1987 et 1990 dans le peloton sont toutes liées à la prise d'EPO. Certaines peuvent l'être, ou bien aucune. Ou encore faut-il chercher ailleurs les cobayes. Entre juin 1992 et octobre 1993, une nouvelle série noire survient, cette fois en Belgique : trois coureurs meurent d'un malaise cardiaque, en pleine compétition. Le mystère plane sur ces cas également.

Les équipes cyclistes ont continué de faire appel au Dr Janssen, qui termina sa carrière chez la sulfureuse Vacansoleil en 2009. Son adjoint chez PDM, le Dr Eric Rijkaert, exerça ses talents auprès de Festina jusqu'au scandale du Tour de France 1998. Les morts subites aux Pays-Bas n'ont pas été oubliées pour autant. Fin 2000, lors du «procès Festina», le tribunal de Lille revient sur ce pan d'histoire et interroge Hein Verbruggen à la barre. Le président de l'UCI révèle que «quatre de ces cas ont été expliqués médicalement, pas les trois autres». Le président, Daniel Delegove, insiste, demande si l'EPO pourrait être la clef du mystère. Réponse de Verbruggen : «Oui, c'était des bruits. - Ce sont des morts, pas des bruits. - Pardon», s'excuse Verbruggen.


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Cette page a été mise en ligne le 08/07/2015