Dossier dopage

Le sang d'un ver marin attire les candidats au dopage


16/11/2023 - lequipe.fr - Alban Traquet, avec Romain Donneux

Cet ancien chercheur au CNRS ne l'a pas cherché. Et pourtant, le docteur Franck Zal, spécialiste en biologie marine, titulaire d'un doctorat en océanographie, en fait désormais le constat scientifique à chaque expérience en public : « Il n'y a pas une conférence à laquelle je participe où on ne me pose pas la question du dopage » (...).

Fondateur de la société Hemarina, basée à Morlaix (Finistère), Zal sillonne le globe pour vanter les mérites sanguins d'un petit invertébré présent sur le littoral atlantique, de la côte basque à la mer du Nord : l'Arenicola marina, un ver bien connu des pêcheurs - c'est un bon appât pour le bar - et qui laisse des tortillons de sable sur l'estran, quand la mer se retire.

Une créature des abysses avec un métabolisme de champion d'apnée

Un ver de quelques grammes, extrêmement résistant, présent sur Terre depuis 450 millions d'années. Un petit animal archaïque sans cerveau, avec une bouche et un anus à ses extrémités, qui se reproduit une fois par an. Et qui aime, donc, se terrer à la plage, où il reste six heures sans respirer entre marée haute et marée basse. Un métabolisme de champion d'apnée, qui lui permet de s'adapter à des variations drastiques de quantités d'oxygène pour survivre.

C'est ce qui a intrigué Franck Zal (56 ans), il y a une trentaine d'années, lorsque ce Parisien de naissance, alors étudiant à la Station biologique de Roscoff (sous la tutelle de Sorbonne Université) potassait sa thèse sur l'adaptation respiratoire des vers géants dans les grands fonds océaniques. Lors de ses voyages d'étude au large des îles Galapagos, dans le Pacifique, il s'intéressait à ces créatures des abysses, nichées dans des cheminées thermales gorgées d'hydrogène sulfuré.

« Un poison, explique Zal. Non seulement ces vers évoluent dans ce poison, sans lumière, mais ils en ont besoin pour vivre. J'étais en mer deux mois par an, je faisais de la physiologie, et quand j'étais à Roscoff, je travaillais sur mes échantillons congelés. Mais je voulais travailler sur du vivant et il y avait un autre ver qui était derrière ma fenêtre, celui qui laisse des petites traces sur le sable... »

Le chercheur au long cours (...) va finalement rencontrer son destin à quelques pas de son laboratoire, dans le nord du Finistère, intrigué par les remarquables capacités de ce lombric venu de la nuit des temps. « On se disait que les gens du CNRS n'avaient rien d'autre à faire que de s'intéresser à la respiration d'un ver marin, pique-t-il. Mais je me suis focalisé sur son hémoglobine et j'ai trouvé cette molécule extracellulaire. »

Une hémoglobine compatible avec tous les groupes sanguins

Il la baptise M101 et constate qu'elle recèle d'innombrables atouts de substitut sanguin universel. D'abord, c'est un super-transporteur d'oxygène : elle peut en convoyer 40 fois plus que l'hémoglobine humaine, dont elle est très proche. Elle est 250 fois plus petite que le globule rouge, ce qui lui permet de passer partout, surtout là où la circulation sanguine est réduite ou obstruée. Parmi ses autres avantages, l'hémoglobine de ver marin est compatible avec tous les groupes sanguins, elle n'augmente pas le taux d'hématocrite, n'entraîne pas d'hypertension artérielle et peut se conserver à température ambiante, une fois lyophilisée.

En 2007, conscient du potentiel thérapeutique de sa découverte, Zal délaisse la recherche fondamentale pour breveter sa technologie et fonder Hemarina, qui dispose également de son propre élevage de vers dans une ferme aquacole sécurisée, installée sur l'Île de Noirmoutier, en Vendée. Oui mais voilà : « J'ai très tôt compris que cela pouvait être détourné », reconnaît-il. (...)

Son produit phare, qui a obtenu une certification de l'Union européenne en octobre 2022, est une solution injectable qui permet notamment d'optimiser le temps de conservation d'un greffon en attente d'une transplantation. La société développe aussi un pansement oxygénant qui accélère la cicatrisation, récemment testé avec succès sur un grand brûlé, au CHU de Nantes. Mais côté face, les multiples qualités de l'hémoglobine d'arénicole ont rapidement attiré les candidats au dopage sanguin, au gré de la publicité dont a bénéficié cette « innovation de rupture », comme la qualifie Zal.

« Je savais que ça allait venir, dit-il. On a eu plusieurs demandes directes de sportifs ou de salles de sport, qui voulaient savoir comment se procurer la substance. J'ai également eu vent de son éventuelle administration à des chevaux de course. » Et puis, début juillet 2020, « le pompon », lance-t-il : « Un cycliste connu, au nom à consonnance étrangère, dont l'équipe participe au Tour de France, m'a contacté car il voulait du produit. »

À chaque sollicitation de cette nature, il transmet le contenu des messages à l'Office central de lutte contre les atteintes à l'environnement et à la santé publique (OCLAESP), le gendarme de la lutte antidopage. « Je leur ai demandé quoi faire. Ils m'ont répondu : "Faites-le parler, on veut voir s'il y a un réseau." On a eu une dizaine d'échanges de mails mais à un moment donné, je me dis que c'est leur boulot, pas le mien. » Contacté, l'OCLAESP confirme les échanges à ce sujet, sans donner davantage de précisions.

Zal avait déjà proposé son aide à l'office au moment de l'affaire « Aderlass » (...). « L'OCLAESP m'avait contacté car de l'hémoglobine en poudre avait été retrouvée lors de l'enquête. J'avais proposé de l'analyser mais il y a eu un problème de scellés, donc cette analyse n'a pas pu se dérouler. »

En parallèle, il explique avoir prévenu l'Agence française de lutte antidopage (AFLD) et l'Agence mondiale antidopage (AMA) dès que sa société a entamé son développement, au début des années 2010. « On ne voulait pas qu'on nous accuse de quoi que ce soit, donc on a signalé nos recherches et on a pris les devants », poursuit l'ex-pensionnaire du CNRS.

Un produit suivi de près par l'AMA

Depuis, l'AFLD a notamment développé des tests par électrophorèse (une technique séparative de caractérisation des protéines) pour détecter la substance. « L'hémoglobine de ver marin fonctionne très rapidement dans l'organisme après injection mais elle a également une durée de vie très courte, note Adeline Molina, la secrétaire générale adjointe de l'autorité publique française. C'est un produit qu'il faut rechercher en compétition. Mais il est assez visible lors d'un test sanguin. »

Car pour les instances précitées, les textes sont clairs : ils interdisent « l'administration ou la réintroduction de n'importe quelle quantité de sang (...) de toute origine dans le système circulatoire », « l'amélioration artificielle (...) du transport de l'oxygène, incluant (...) les produits d'hémoglobine modifiée, par exemple les substituts de sang à base d'hémoglobine ».

Et l'hémoglobine de ver marin entre évidemment dans ce champ de prohibition, dans la catégorie dite des HBOCs (transporteurs d'oxygène à base d'hémoglobine). « On suit ce produit depuis plusieurs années et on a été en contact avec Franck Zal, affirme le professeur Olivier Rabin, directeur scientifique de l'AMA. (...) On a acheté le produit et on l'a mis dans les mains des laboratoires antidopage. »

En attendant, l'AFLD et l'AMA nous affirment qu'aucun cas positif à l'hémoglobine de ver marin n'a encore été détecté. « Si cette substance avait été retrouvée chez un sportif, nous l'aurions rendu public, poursuit Rabin. Je ne peux pas vous garantir que ce ne soit pas arrivé quelque part dans le monde. Mais à ma connaissance, ce n'est pas le cas. » (...)

Début novembre, un article de la revue scientifique Drug Testing and Analysis s'est penchée, à son tour, sur le dépistage de l'hémoglobine extracellulaire du ver arénicole, par la méthode classique de chromatographie/spectrométrie de masse, qui permet d'identifier ou de quantifier de manière précise de nombreuses substances présentes en faible quantité, voire en traces. L'étude a été effectuée sur des rats.

Résultat, en fonction de la dose utilisée : « Une fenêtre de détection de 4 à 8 heures devrait être suffisante pour découvrir le dopage à l'hémoglobine de ver arénicole », est-il expliqué. Tout en précisant qu'aucune donnée « sur l'administration de M101 à l'homme n'ayant été publiée jusqu'à présent, les résultats de cette étude doivent donc être confirmés chez des sujets humains ».

Mais l'attractivité de ce produit issu de la nature est bien réelle. « En raison de ses propriétés thérapeutiques prometteuses, l'hémoglobine de ver arénicole représente un agent dopant émergent qui peut potentiellement être utilisé à mauvais escient dans le sport pour améliorer la capacité d'apport d'oxygène dans le sang », est-il écrit, sans surprise, en conclusion.


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Cette page a été mise en ligne le 23/11/2023