Actualité du dopage

Lettre ouverte d'Eléna Messager-Roussel, fille de Bruno Roussel


04/07/2018 - liberation.fr - Eléna Messager

Eléna Messager-Roussel, fille de l’ancien directeur sportif de l’équipe Festina, a sombré dans l’anorexie à l’arrestation de son père. Elle lui écrit une lettre ouverte.

Papa,

Tu sais tout, ou presque, de mes vingt dernières années. Je suis désormais mariée, maman de deux enfants, je suis heureuse dans ma vie et les apparences sont sauves. Il m’a fallu vingt ans pour commencer à sortir du trou noir, morbide, dans lequel j’ai sombré un jour de juillet 1998.

J’avais quatorze ans à l’époque. En guise de cadeau de Noël, vous m’aviez offert un séjour linguistique de trois semaines dans une famille d’accueil anglaise habitant le village de Newton Poppleford, dans le sud-ouest de l’Angleterre. Alors que j’étais dans la cuisine à me préparer un thé, le père de famille est apparu à la porte. «Elena, on parle de Festina à la télé. Enfin, de ton père aussi. EuhJe crois que c’est sérieux.» Sérieux ? Mon anglais d’adolescente ne comprenait alors pas tous ses mots. Le Tour venait de s’élancer, l’équipe avait probablement dû réaliser un exploit mais je ne m’en souciais guère. Pour moi, le cyclisme kidnappait mon père semaine après semaine depuis des années, c’est tout ce que j’en retenais.

Sur le moment, j’ai alors sauté de chaîne en chaîne à la télévision pour en savoir plus. Pour te voir, surtout, au côté du vainqueur. Rien. A l’époque, ni Internet, ni portable. Ce n’est qu’en fin de journée, de retour devant le poste de télévision, que ton image m’a sauté aux yeux : escorté par deux hommes, tu allais t’engouffrer dans un véhicule de police. Je ne comprenais pas le commentaire, je ne comprenais rien. Tu étais appréhendé par la police. Pas toi, non, pas possible. Je me suis effondrée à terre, muette, interdite.

Sur le moment, le père de famille anglais a tenté d’appeler Maman en Bretagne mais la ligne était constamment occupée. Sur le moment, il bredouillait des mots se voulant probablement rassurants. Je n’y étais pas. Je n’y étais plus. J’ai alors regagné mécaniquement ma chambre. En attendant un appel de Maman, j’ai pleuré, beaucoup. Je me remémorais aussi une scène. Quelques jours plus tôt, tu nous avais réunis avec Valtoun (1) dans la salle à manger de notre maison, à Vannes. Crispé, mal à l’aise, employant des mots compréhensibles, tu nous avais expliqué que tu avais «dû faire des choses interdites», que «le milieu sportif de haut niveau réclame beaucoup d’exigence», qu’il «fallait une organisation pour la santé des coureurs», que tu avais «dû faire un choix» Nous ne comprenions pas tout.

«En début de soirée, un appel, enfin.

— Maman ! Comment vas-tu ? Et Papa ? Qu’est-ce qui se passe ? Dis-moi, j’ai peur !

— Léna Papa est en prison.

— En prison ? Je veux rentrer, Maman ! Je veux le voir !

— Léna chérie, on ne peut pas l’avoir au téléphone, c’est interdit. C’est la procédure. Mais ne t’inquiète pas, je fais le nécessaire ici et

— Mais je veux le voir, Maman, lui dire que je l’aime !

— Ma puce, je vais devoir rester près de lui. Mais Papy Jo et Valtoun vont venir te chercher, d’accord ? Je t’aime fort, ma fille, tout va bien s’arranger, tu verras. Courage ma chérie, on t’aime fort.»

De ces instants qui suivent, j’en ai perdu la notion du temps. Les souvenirs se brouillent derrière le rideau de larmes qui inondait mon corps. Je me sentais seule, loin de tout, démunie, à ne plus vouloir paradoxalement quitter ma chambre en attendant qu’on vienne me chercher.

Mon père avait fauté, il était puni comme on se l’imagine à cet âge-là. Une bêtise, privé de dessert, et voilà. Mais il m’était inconcevable que tu puisses un jour croupir en prison. Je suis restée plusieurs jours dans la peau, dans la tête d’un zombie. Je m’alimentais d’une pomme, d’un yaourt. Le goût à rien, sinon à danser. Je passais mes journées à jeter mes bras, mes jambes, à tourbillonner sur moi-même, frénétiquement, désespérément. Je perdais le contrôle de mon corps. J’avais aussi imaginé ta vie en prison. Avec mes sacs, des piles de vêtements, j’ai alors délimité un espace, une cellule virtuelle. Je m’enfermais dans mon enfermement. Peut-être pensais-je ainsi me rapprocher de toi.

Papy Jo, Tonton André, et Valtoun sont arrivés. Nous sommes repartis par le ferry. Sur le pont, des commerces, un kiosque à journaux. Le présentoir affichait plusieurs couvertures de magazines. Ton visage sortait de presque partout. Je me souviens surtout d’un titre : «Les escrocs sont sous les verrous.» Les escrocs. Toi, mon père, un escroc. Toi, mon père, un salaud. J’ai lu les pages intérieures. Ce qui m’a alors fait tenir debout, ce n’était plus la douleur mais la haine.

Pour nous protéger, Maman nous avait trouvé un refuge en Espagne avec nos cousins jusqu’à ce que tu sois autorisé à sortir de la maison d’arrêt d’Arras. Tu nous as retrouvés début août dans une gare, un aéroport, je ne sais plus. Tu nous étais revenu abîmé, amaigri, barbu. Nous avons alors filé droit chez Freddy, un ami qui habitait un petit village des Pyrénées, pour nous retrouver tous les quatre, comme avant.

C’était bientôt l’heure de rependre le chemin de l’école. Je rentrais en 4e. J’appréhendais, mais pas à ce point. Un cauchemar. Après la cruauté des titres de presse, venait le temps des insultes, des crachats, des gifles, de la violence. Je me recroquevillais. L’isolement laissait peu à peu place à la solitude. C’est à cette période qu’une invitée est venue combler le vide. L’anorexie.

Mon rapport à la nourriture devenait anarchique, un dégoût permanent apparaissait, mon physique m’était devenu indifférent. J’ai traversé l’année scolaire comme une ombre, une proie. Et les deux autres à suivre, jusqu’en Seconde. Fille de salaud, anorexie : j’étais la bouc émissaire commode, le souffre-douleur des petits caïds de la cour de récré. Mon mutisme était ma seule défense, l’anorexie s’avérait mon unique moyen d’expression. Elle parlait beaucoup, elle disait à ma place. Je dégringolais peu à peu pour frôler la barre des trente kilos.

Celle qui m’a aidé, c’est Aurélie, une amie au lycée. Celui qui m’a sauvé, c’est Loïc, devenu mon mari quinze ans plus tard. Ceux qui m’ont libéré, c’est Robin, mon petit bout de quatre ans maintenant, et Aélia, ma louloute de deux ans. J’ai commencé à entrevoir la lumière, à me sentir apaisée, vivante, et même belle. Il y a deux ans, j’ai engagé un processus à combustion lente, sans rancœur ni animosité. J’ai pu échanger par téléphone avec Richard Virenque, qui avait enfoncé mon père à l’époque ; puis cette année, j’ai appelé Pascal Hervé, j’ai joint Jérôme Chiotti. Boucler la boucle. Ça m’a fait un bien fou. Parallèlement, j’ai lancé mon association pour lutter contre l’anorexie (2). Dispenser mon témoignage, mes recommandations auprès de collégiens, de lycéens. Vingt ans pour sortir du trou, pour tendre la main à mon tour. C’est fou comme il y a d’autres Eléna.

Voilà, Papa. Je suis en paix maintenant. L’anorexie rôde encore mais je n’ai plus à m’inventer de vie parallèle. Elle m’appartient désormais. Je sais que tu as retrouvé un peu de paix intérieure toi aussi, à t’occuper aujourd’hui des jeunes cyclistes au club de Pontivy.

Papa, je voulais enfin de dire que ce n’est pas à cause de l’affaire Festina ni de ton choix que l’anorexie s’est emparée de moi. C’est d’avoir vécu à travers les images, les commentaires immondes qui se répandaient sur ton compte. De ce qu’on en sait maintenant, le dopage massif était la réalité du moment. Soit tu étais dedans, soit tu n’étais pas. Je t’en prie, ne vieillis pas avec cette culpabilité ; elle n’est pas tienne. Tu restes mon héros, le premier homme de ma vie. Je suis fière de toi, d’être de toi.

Ce qui m’a sauvé, enfin, c’est la force de notre famille. C’est pour chacun de ses membres que j’ai voulu m’extirper de l’autodestruction, bien plus que pour moi en tant que tel. Papa, je t’aime. Tu sais, l’amour, c’est le plus beau des médicaments.


Eléna Messager-Roussel

(1) Le surnom familial donné à mon jeune frère Valentin.
(2) Stop anorexie.


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Cette page a été mise en ligne le 23/11/2018