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Actualité du dopage |
"Bernard Sainz, retiré des voitures", c'est ce que beaucoup pensaient, y-compris parmi des journalistes bien introduits dans le milieu cycliste. Une enquête du journal Le Monde et de Cash Investigation révèle qu'il n'en est rien. Première salve aujourd'hui avec la publication de deux articles de Clément Guillou dans Le Monde daté de demain.
" Je me considère en retraite. Je ne donne plus mon numéro. Je me cache. Je n'interviens plus qu'auprès de ceux qui, dans la famille vélocipédique, me connaissent d'avant, lorsqu'ils ont un problème de santé ", déclare Sainz au Monde.
40 ans de carrière
Depuis les années 70, le vieil oncle du cyclisme français, mieux connu sous le sobriquet de Docteur Mabuse, tire les ficelles, entretient des relations plus ou moins étroites avec les managers d'équipes, " soigne " ses poulains, parfois dès les rangs amateurs. La justice a souvent essayé de le pincer. On se souvient des affaires de Bercy en 1986, Sainz-Lavelot en 1998, Médi 14 plus récemment. Il est parfois tombé pour exercice illégal de la médecine, jamais pour incitation au dopage ou administration de produits dopants. L'homme est malin, extrêmement prudent. Il a toujours un coup d'avance sur ceux qui le pourchassent. A 72 ans, il risque pourtant d'être poussé vers la sortie. Grâce à la complicité de deux coureurs professionnels, Le Monde et Cash Investigation ont en effet, réussi à mettre à jour ses procédés.
Il " consulte " souvent au Dôme, une brasserie branchée du 17ème arrondissement de Paris, à quelques coups de pédales de son domicile. Les consommations ne sont pas données (" cocktails à 14 euros et burrata à 19 "). Sauf pour Mabuse qui se fait inviter par ses " patients ". Radinerie ? Pas sûr. Il s'agit surtout de montrer qui est le " Maître ". " Travailler " avec " Bernard ", ça se mérite. Il faut attendre aussi. Le premier rendez-vous est souvent reporté à plusieurs reprises. Le jour J, l'homme est en retard. Toujours. Un des ancien patients de Sainz que Clément Guillou du Monde a pu rencontrer explique : " La mise en scène du personnage, le fait d'attendre, le fait que ce soit un peu caché, le fait qu'on change de place aussi... Je me suis dit : "Oh, putain ! J'ai l'impression d'être un espion." J'étais assez excité par le truc, en fait. Ça a fait que je suis retourné le voir. "
Pour ceux qui ont les honneurs de son manoir normand, la mise en scène est soignée, toujours dans le but d'en imposer. Fabien Taillefer, coureur impliqué dans l'affaire Médi 14, raconte au quotidien du soir : " Quand on va dans son petit château, avec de la poussière partout, pas de lumière, son voisin qui surveille les entrées, on se croirait dans un film. Donc, même s'il ne dit rien, les gens ont peur de lui. Pour les plus faibles, qui ont mis leur confiance en lui parce qu'il les a soignés, c'est leur dieu. ".
Le petit business du docteur Mabuse
Les prestations du naturopathe autoproclamé se méritent. Ensuite elles se paient. Et pas seulement le pris d'une consommation au Dôme. A moins d'être un ami d'ami, chaudement recommandé, il faut payer un droit d'entrée explique Le Monde. 3000 à 5000 euros pour Sylvain Chavanel une tête d'affiche cyclisme français, un temps égaré en Mabusie et qui en est ressorti au bord de la déprime. Ensuite, il faut payer à la " consultation " : 100 à 250 euros. Le tarif dépend du niveau du coureur. Pour ce prix, le " patient " repart avec des gouttes " homéopathiques ". Cash Investigation qui les a faites analyser n'y a guère trouvé que de la caféine, un produit autorisé. Au quotidien Le Monde, Sainz ajoute une confidence : " J'y introduis parfois, en 7CH ou 9CH, des venins de serpent, naja ou lachesis, que l'on trouve en pharmacie homéopathique ". Plus important que les gouttes : les conseils d'entraînement et de diététique. C'est pour ça que beaucoup de sportifs font le pèlerinage au Dôme ou au manoir d'Almenêches dans l'Orne. Là, le régime est sévère. Impitoyable même selon les coureurs interrogés par Le Monde. Après une longue sortie d'entraînement, certains doivent aller dormir sans manger. On n'a rien sans rien. A tous les coups, le coureur maigrit. S'il ne tombe pas en dépression et qu'il gagne des courses, c'est le bingo pour Mabuse : 50 000 euros pour une victoire dans le championnat de France, par exemple, selon Le Monde. Pourtant il n'a " déclaré aucun revenu pour 2008, 2009, et quasiment aucun à compter de 2010 ". Le quotidien ajoute : " Parallèlement, les comptes de sa compagne étaient crédités de versements en espèces pour un montant total de 50 000 euros entre 2008 et 2013. Des rémunérations de patients pour des conseils en matière de santé, a-t-elle expliqué aux enquêteurs [de l'affaire Médi 14] ".
" Les coureurs professionnels sont en demande, car s'ils sont très entourés, mais, au fond, un peu seuls. Ils ont besoin de quelque chose pour se rassurer ", analyse un des coureurs rencontrés par Le Monde. Le " gourou " compte sur la faiblesse psychologique que traverse n'importe quel coureur à un moment ou à un autre de sa carrière. Jérôme Coppel, autre " patient " du sorcier normand, explique : " J'ai fini ma saison ratatiné et, à la reprise, mes prises de sang n'étaient pas bonnes, je me sentais fatigué. Je venais d'arriver chez Cofidis. C'était délicat d'aller voir ma nouvelle équipe et de dire que j'étais déjà fatigué. Je me suis dit que ça ne mangeait pas de pain de l'appeler pour lui demander comment passer ce mauvais moment. Quand on est dans une période difficile et qu'on entend que quelqu'un peut vous aider à aller mieux, qui n'irait pas le voir ? ". Sylvain Chavanel ajoute : " Il apprend à connaître les gens et en tire ce qu'il veut ".
Anar sympathique
Pour les coureurs, fréquenter " Bernard " n'est pas forcément mal vu par l'encadrement des équipes. Marc Madiot, Jean-René Bernaudeau, Yvon Sanquer l'ont fréquenté avant eux. Il a tissé un véritable réseau. Il faut dire qu'il exerce depuis une quarantaine d'années. Obtenir une invitation, ou mieux une accréditation, pour se rendre sur le Tour de France ou aux championnats de France est un jeu d'enfant pour lui. Il fréquente aussi les courses de moindre importance comme Paris-Camembert. Qu'un dirigeant d'équipe s'en offusque auprès de ses collègues, il s'en trouve un pour prévenir " Bernard " et celui-ci, grand procédurier, menace d'un procès en diffamation.
Alors on va chez " Dieu ", un autre surnom, comme on va chez son marchand de cycles. Après tout, l'homéopathie, l'acuponcture, la naturopathie n'ont jamais tué personne et, rappelons-le, Bernard Sainz n'a jamais été condamné pour incitation au dopage. Certains y emmènent même père, mère, femme et enfants. Pascal Chanteur, président de l'UNCP, syndicat des coureurs y a emmené sa mère et son fils de 5 mois souffrant d'eczéma. Le représentant des coureurs français assume de " très bien connaître " docteur Mabuse, et " ose espérer " qu'il ne prescrit pas de produits dopants. C'est lui, toujours selon Le Monde, qui orientera Sylvain Chavanel vers Mabuse. Au cours de l'enquête du Monde, " plusieurs coureurs (...) ont certifié qu'il avait guéri de graves maladies.
Pas de quoi fouetter un chat pensent beaucoup d'amateurs de cyclisme qui tous, à un moment ou un autre, ont entendu ces histoires de Mabuse. Elles feraient même sourire. L'homme a un côté anar qui le rend sympathique. Un chanteur, ancien coureur amateur, lui a consacré une chanson qui résume parfaitement cet état d'esprit. Richard Fredon chante : " Certains diront que c'est un sorcier, un marabout, un charlatan ; d'autres diront qu'il les a sauvés, sans savoir vraiment comment. On l'appelle, il s'en amuse, on l'appelle "Docteur Mabuse". " L'air est entraînant. Le futur tube de l'été 2016 ? Il plait en tout cas beaucoup à Bernard Sainz qui l'envoie volontiers par courriel aux journalistes qui prennent contact avec lui. Une chanson à écouter :
L'UCI, qu'on a connue plus tolérante, semble pourtant ne pas goûter la chanson. Ni l'air, ni les paroles. Elle a en effet glissé le nom de Sainz sur sa liste noire. Dans un courrier adressé le 17 juillet 2015 à tous les coureurs faisant partie du groupe cible de l'UCI, la CADF, son bras armé en matière de lutte antidopage, interdit toute " association d'ordre professionnel ou dans le cadre de l'activité sportive avec " avec Bernard Sainz. Celui-ci s'en offusque auprès du Monde : " Dès lors que vous rendrez cette liste publique, j'attaquerai l'UCI en justice, car c'est une atteinte à mon image. Quelle commission s'est réunie pour décider de me placer sur la liste, et sur quelle base ? On ne m'a même pas notifié que l'on utilisait mon nom, mon image, mes relations. On aurait dû me prévenir de ne pas entrer en contact avec un coureur ! ". L'UCI saurait-elle des choses que le commun des amateurs de cyclisme ne saurait pas ? Possible. Tout comme Le Monde, nous avons pu nous procurer ce document que nous publions ci-dessous.
Les corticoïdes
Pour en avoir le coeur net, Le Monde et Cash Investigation ont donc envoyé un coureur professionnel en " consultation ". Passé le protocole habituel (" dormir nu avec un tee-shirt en coton, volets ouverts ; boire de l'huile d'olive au réveil ; finir sa douche à l'eau fraîche et ne pas sécher le bas du corps " ), on passe aux choses plus sérieuses : les corticoïdes. Le Monde raconte : " Le coureur demande s'il serait possible de " faire un peu de cortisone ". Bernard Sainz lui explique comment s'injecter des corticoïdes avec une piqûre en haut de la fesse, en dessinant sur une fiche - qui sera déchirée - une seringue à tuberculine : " C'est comme ceci que, depuis la nuit des temps, pratique le monde du cyclisme. " Pour échapper aux contrôles, " Bernard Sainz recommande (...) aux coureurs de se faire prescrire une pommade à base de cortisone, dans l'éventualité peu probable où leur taux de corticoïdes dépasserait le seuil autorisé. Ils devront toujours avoir leur prescription sur eux, et la seringue dissimulée chez eux. " Assurément, on s'éloigne de l'homéopathie, même si comme le dit un autre coureur, proche de Bernard Sainz, " depuis l'an dernier, faut pas avoir le pouce trop musclé ". Traduire : il ne faut pas appuyer trop fort sur la seringue. C'est désormais l'ère des microdoses.
Produits lourds
Si le docteur Mabuse est en confiance, il sait aller plus loin dans les conseils. C'est le cas avec le deuxième coureur professionnel qui a raconté son histoire au Monde et Cash Investigation. Cette fois, on glisse vers les produits lourds. Le Monde écrit : Après une longue séance de surplace, durant laquelle le coureur insiste sur sa volonté de réussir [son] prochain objectif, " docteur Mabuse " se lance : " Qu'est-ce que tu prends ? " Les deux hommes ont déjà commandé. Là, il est question de produits interdits. Bernard Sainz suggère : corticoïdes ? Testostérone ? Anabolisants ? Puis se renseigne : quand le coureur est- il susceptible de subir des contrôles antidopage ? Au fil de l'entretien, durant lequel Bernard Sainz, lunettes sur le front, plonge longuement dans son téléphone, le " naturopathe " conseillera comment prendre du Diprostène, " un petit cortico qui agit à cinq jours ", toujours en s'abritant derrière une pommade à la cortisone ; du clenbutérol, un stimulant permettant l'augmentation de la masse musculaire et une diminution des graisses, auquel Alberto Contador a été contrôlé positif sur le Tour de France 2010 ; et de l'EPO, de la manière suggérée par le coureur : 2000 unités tous les deux jours. On est loin des microdoses de 400 ou 500 unités, désormais moins risquées, mais il sait qu'il ne sera pas contrôlé durant sa préparation. Bernard Sainz valide la préparation, et conseille d'arrêter l'EPO dix jours avant la compétition. " J'avais l'impression qu'il maîtrisait. Même sur l'EPO, il savait que les règles avaient changé, qu'on pouvait la détecter au-delà de trois, quatre jours avant la course, raconte Sacha. Il m'a dit : "Fais comme tu veux, mais monte à 48 d'hématocrite [proportion de globules rouges dans le sang] le plus vite possible, comme ça tu pourras t'entraîner et ça ne redescendra pas pendant trois semaines." " Quand ils se quittent, Bernard Sainz précise que les correspondances sur les questions d'entraînement, les analyses sanguines ou la prise de caféine - qui n'est plus un produit interdit - peuvent se faire par mail, mais qu'il ne sera pas question du reste. "
Un autre coureur qui témoigne pour Le Monde, " affirme s'être fait prescrire sa première cure de Kenacort (un corticoïde) par le docteur, à l'initiative de ce dernier. Plus tard, Bernard Sainz lui expliquera aussi comment se faire une injection de testostérone à partir d'une capsule de pantestone, en la mélangeant avec de l'huile d'olive. Une injection le soir, après 23 heures, heure limite des contrôles antidopage à l'époque, et une le matin, après la première heure de contrôle. "
Au coureur de demander
Sylvain Chavanel explique c'est au coureur de faire la démarche de demander des conseils de dopage à Sainz. Sinon, il en restera aux gouttes et aux régimes de fruits acides :C'est quelqu'un qui, je pense, conseille, mais après, c'est à l'athlète de faire son choix.
- Donc si on lui demande comment prendre des corticoïdes ou de l'EPO, il peut vous conseiller ?
- Oui, voilà.
- L'une de ses pratiques serait de conseiller des microdoses de corticoïdes et d'avoir une pommade, à côté, pour passer aux contrôles...
- Oui, voilà, ça s'appelle des microdoses.
- Et vous, c'est ce qui vous est arrivé à cette époque-là ?
- Oui, et c'est pour ça que j'ai tout arrêté.
Ça ne m'intéressait pas de faire du vélo comme ça.
Interrogé par Le Monde, sans surprise, Sainz nie tout : " Ils n'ont pas besoin de moi ! Pour les corticoïdes, tous savent comment faire. Quant aux microdoses d'EPO, des experts antidopage expliquent tout sur Internet. "
La lettre de la CADF en juillet 2015 a-t-elle dissuadé les coureurs de fréquenter l'homme de 72 ans ? Pas sûr. Kevin Ledanois, champion du monde Espoirs en 2015, professionnel dans l'équipe Fortuneo-Vital Concept a bien reçu la lettre mais continuer à le fréquenter : " Je ne collabore pas avec lui. Je le croise de temps en temps parce que c'est un ami de la famille, mais c'est tout. Il m'a guéri de problèmes de santé quand j'étais petit, mais il ne me conseille pas du tout aujourd'hui, puisque c'est mon père qui m'entraîne. " Selon Le Monde, il a pourtant poursuivi ses échanges au-delà de juillet 2015, lui communiquant par exemple son programme de l'intersaison. Bizarre puisqu'il est censé être entraîné par son père, Yvon Ledanois, directeur sportif chez BMC et... fervent défenseur du Docteur Mabuse : " Mon fils ne travaille pas avec lui, mais si demain il a des problèmes de santé il fera appel à lui. Si vous trouvez un peu de réconfort chez une personne qui vous remet sur pied au bout d'un mois et non quatre, vous irez peut-être vers lui. Il a soigné toute ma famille, c'est une relation de trente ans ".
Les codes... décryptés
Traqué par la justice depuis trente ans, interdit par l'UCI depuis l'été 2015, comment se fait-il donc que l'oncle Bernard soit toujours actif ? Assurément, l'homme est diaboliquement malin. Dans l'affaire de Bercy, les enquêteurs avaient subodoré que ses prescriptions homéopathiques étaient codées. Idem dans l'affaire Médi 14. Le Monde et Cash Investigation en l'ont maintenant établi : Au Dôme (...), le " docteur Mabuse " a été très clair, au moment de noter ses recommandations sur une fiche cartonnée. Les codes sont à apprendre par coeur, rien ne doit être consigné : " Là, il va falloir que tu fasses fonctionner tes neurones. La vitamine D, c'est le D de Diprostène. Chelidonium, dix gouttes au coucher, mais en réalité c'est un comprimé de clenbutérol. "La prescription " homéopathique " est inscrite sur la fiche, avec le calendrier des prises. Les dix gouttes de Chelidonium deviennent un comprimé de clenbutérol, les 1 200 unités de vitamine D deviennent 0,12 ml de Diprostène, et les gouttes sont à prendre tous les soirs, deux minutes sous la langue avec beaucoup de salive. Pour l'EPO, rien ne sera noté. Avant de partir, Bernard Sainz s'assure une dernière fois que Sacha a retenu les codes. "
Les conseils et les explications liés aux médicaments sont complètement farfelus , observe Charles Bentz, président du syndicat national des homéopathes. Normal, si ce sont des codes.
Le reportage de Cash Investigation sera diffusé lundi 27 juin, à 22 h 35 sur France 2. Nous nous en ferons bien évidemment l'écho sur notre site.
A lire, les deux articles du Monde :
Le "docteur Mabuse" continue à prescrire des produits dopants dans le peloton cycliste
Cette page a été mise en ligne le 24/06/2016